Page 63 - Recueil Pro Patria 151 à 300
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é le 25 août 1890, Alcide Savatier passe son enfance et sa jeunesse à la ferme du
Couvent, dans le village des Ormes, en Indre-et-Loire. Sur les bancs de l'école de son
village, il est imprégné des préceptes qui, de génération en génération, ont soudé le
pays dans le même élan patriotique. A la fin de sa scolarité, il emporte dans le sac de toile qui lui sert de
cartable son diplôme du certificat d'études et des cahiers d'écolier dont il a noirci les pages de longs récits.
Comme un bien précieux, le seul peut-être que sa condition modeste pouvait lui accorder, il a acquis le goût
d'écrire. Plus tard, rédigeant ses nouvelles du front, " sous les obus sans que sa main ne tremble ", il
donne libre cours à ses talents mais, dans l'immédiat, il se consacre aux travaux des champs. Après son
e
service militaire, au 66 Régiment d'infanterie, il retrouve la quiétude de son village.
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Le samedi 1 août 1914, le tocsin interrompt les moissons et appelle les hommes à se lever
pour briser à jamais cette mécanique monstrueuse qui menace le pays. Alcide Savatier répond à l'ordre de
mobilisation générale et rejoint la gare de Tours où, dans une ambiance de fête, la population s'est
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rassemblée pour saluer le départ du 66 Régiment d'infanterie. Quand, en guise d'au revoir, la dernière
sonnerie au Drapeau retentit dans le silence, les hommes se découvrent religieusement et quelques larmes
perlent au bord des cils. Alors, le lourd convoi s'ébranle en direction de Nancy.
Quelques jours après leur arrivée sur la terre lorraine, c'est au pas de charge, la baïonnette
haute et en fendant l'air de leurs imprécations que les soldats du 66 s'élancent sur Nomény occupée. " La
guerre, ce n'est pas si terrible, écrit le caporal Savatier, aux premiers coups de fusil, l'ennemi s'enfuit".
Pourtant, l'ardeur des premières batailles ne peut dissimuler une sourde inquiétude : l'ordre du repli est
tombé alors que personne n'a le sentiment d'avoir été vaincu. Ces quinze jours de campagne ont, en effet,
été pleins de révélations tragiques et les soldats du 66 ignorent tout de la bataille de Charleroi, de la retraite
qui l'a suivie, de la marche foudroyante des armées allemandes vers Paris. Il leur faut reprendre les routes
poussiéreuses, au milieu des populations en fuite jusqu'à ce que, dans la nuit du 5 au 6 septembre, le bruit
court que la retraite est finie et qu'une contre-offensive se prépare.
En effet, la bataille de la Marne est engagée et les troupes françaises sentent passer sur elles
un vent d'orgueil quand, en longues colonnes, elles marchent vers les collines champenoises qui frangent
l'horizon. Le 6 septembre, le 66 aborde le village de la Fère-Champenoise. Le bruit sourd de l'artillerie
allemande martèle le silence et se rapproche puis, dans la nuit du 8 septembre, l'ennemi tente d'enfoncer les
positions françaises. Sous un déluge de feux, les soldats du 66 résistent mais le lever du jour dévoile
l'horreur d'une multitude de corps mutilés. Les survivants sont contraints de se replier. Avec la rage du
désespoir, le caporal Savatier affronte encore une fois le danger. Ne pouvant accepter de laisser ses
camarades blessés à la merci de l'adversaire, il remet sur pied les plus valides, les aide à se mettre à l'abri
et, dans un infernal va-et-vient, il conduit les autres à l'arrière pour les arracher à une mort certaine. Sa
conduite admirable lui vaut d'être nommé sergent.
Après avoir subi un coup de boutoir sur la Marne, l'ennemi a regroupé ses forces pour se lancer
dans " la course à la mer ". Violente, cruelle et sans répit, la bataille d'Ypres est engagée. Dans ce paysage
des Flandres où la monotonie donne aux ruines un aspect de désolation saisissant, le sergent Savatier et
ses hommes vont tenir parce que, simplement, il faut tenir. Dans les tranchées de Zonnebecke et celle
d'Hérentage, véritable tombeau entre deux levées de terre, ils veillent graves, stoïques presque recueillis. Ils
s'y laissent glisser plutôt qu'ils n'y entrent et ils en sortent souillés d'une glu qui durcit en gangue lorsqu'elle
sèche. Pour s'en débarrasser, ils coupent leur capote. A voix basse, ils se passent les consignes : l'ennemi
est si près. Un bruit sec ? C'est une balle qui vient de traverser le créneau, tirée de la tranchée d'en face ;
obscurément et sans gloire, combien d'hommes tombent ainsi, victimes d'un sort contre lequel il n'y a plus à
lutter ? Pourtant la section Savatier n'accepte pas la fatalité. A Poelcapelle, sous les tirs et avec la hantise
de la mort par les gaz, elle parvient à progresser de plusieurs kilomètres. Dans les tranchées perdues puis
reconquises, elle fait front dans une lutte acharnée de vingt-deux jours.
Jour après jour, les douleurs du premier hiver de la guerre se sont entaillées en profondes
cicatrices dans la chair de ceux qui les ont supportées. A la fin du printemps, le sergent Savatier et ses
hommes rentrent en Artois et l'offensive d'Arras les lance à l'assaut d'une côte réputée imprenable. Face à
de furieuses contre-attaques, ils s'accrochent aux pentes de la colline et réussissent à conserver la position
conquise mètre par mètre. Par sa conduite courageuse, Alcide Savatier gagne les galons d'adjudant.
Cependant, le 25 septembre 1915, au cours d'un nouvel assaut, sa section tente de se frayer un passage
dans le réseau de fils barbelés de la défense ennemie. Alors qu'il vient de franchir l'obstacle, l'adjudant
Savatier se redresse pour encourager ses hommes. Une balle le frappe en plein cœur. Tombé
glorieusement face à l'ennemi, dans un ultime élan d'héroïsme, l'adjudant Savatier a rejoint sur le chemin de
l'Honneur tous ceux qui l'avaient accompagné dans cette guerre sans nom.